samedi 12 décembre 2020

Des épingles à chapeau et des tramways, 1908-1913 ^^

Nous avions déjà abordé les épingles à chapeau dans un précédent article. Revenons-y un instant...

L’épingle à chapeau est un accessoire courant à la Belle Époque. Il s’agit d’une tige pouvant atteindre 20 centimètre de longueur, fermée d’un côté par une tête d’épingle décorée, et servant à réunir physiquement le chapeau aux cheveux de la personne qui le porte. 

mon épingle à chapeau ^^


Si à priori ces épingles à cheveux semblent être des objets anodins, elles font quand même l’objet de lois et de règlements. Notamment aux Etats-Unis, où une loi de 1908 en limite la taille (de peur que les suffragettes ne les utilisent comme des armes blanches) et à Nantes, où un arrêté municipal de 1910 oblige les femmes à mettre un embout à leurs épingles à chapeaux, afin de ne blesser personne et de ne pas causer d’accident dans les transports en commun. Cet arrêté municipal prévoyait que les contrevenantes se verraient verbalisées.


Examinons maintenant plus en détail la situation en Belgique au travers de quelques anciens documents et coupures de presse.
Voici comment est relaté le tout premier incident, dans "L'Indépendance Belge", qui, dans son édition du 1er juillet 1909, met en garde ses lecteurs en ces termes: 
"Les femmes deviennent tout à fait dangereuses, par le temps et les modes qui courent, du fait de leurs épingles à chapeau. On les porte, cette année, très longues, les pointes à l'air. Un jeune homme de Budapest, se trouvait dans un tramway à côté d'une jolie femme. Il tourne la tête, mais le malheur s'abat sur lui et le jeune homme reçut en plein dans l'oeil l'épingle à chapeau. Il a perdu son oeil." 


Avant cela, il est également question, en 1908, d'une dame qui, aux Etats-Unis, s'est servie de son épingle à chapeau pour se défendre lors d'une agression, mais la situation n'est pas tout à fait comparable.


Un an plus tard, un autre incident "non-comparable" est relaté par le journal "Le Soir", dans son édition du 4 juillet 1910:

"Une jeune femme de Herne Bay (Kent, Angleterre) a été tuée par la foudre au cours du grand orage d'hier. On a constaté que le fluide électrique avait été attiré par la pointe de l'épingle à chapeau de la victime."


Pour en revenir à nos tramways, divers incidents sont relatés, notamment à Hanovre, Moscou, Lille, Chicago, Berlin, Paris, Zurich, et plus près de chez nous, à Charleroi. On peut ainsi lire, dans "L'avenir du Luxembourg" du 11 décembre 1911 que: 
"A la suite d'incidents survenus dans les salles de spectacle et sur les voitures de tramways, la direction de la police de la ville de Zurich a interdit aux dames de porter des épingles à chapeau qui dépassent le feutre ou la paille et dont la pointe n'est pas munie de petit appareils protecteurs. Les épingles meurtrières seront confisquées et leurs propriétaires condamnés à une amende de 15 francs."

"Les épingles meurtrières"... tout un programme, d'autant plus que les anciennes coupures de presse ne relaient, jusque là du moins, aucun décès. On parle de blessures, d'éraflures, d'yeux crevés,  dont notamment un en Belgique, que relate cet extrait du journal "Le Soir" du 26 avril 1910: 
"L'autre jour, sur la plate forme d'un tram, un monsieur a eu l'oeil crevé par une épingle à chapeau. La flèche lui est entrée sous l'oeil, faisant une blessure affreuse. Le pauvre homme s'est évanoui. La dame auteure de cet attentat s'est éloignée en souriant de la maladresse du promeneur. Nous prions notre nouveau bourgmestre, Monsieur Max, de faire moucheter ces dards effrayants."

On notera que
l'état prussien interdit l'accès aux trains aux dames dont les épingles à chapeau ne sont pas munies de protège-pointes dès 1911. C'est donc une mesure qui touche tous les moyens de transports en commun et pas seulement les tramways.



Il faut attendre 1912 pour que soit relaté le premier décès indirectement du à une épingle à chapeau. Dans le "Journal de Charleroi" du 11 mai 1912, nous lisons que: 

"Une enquête a été faite par le juge de Stockport (au sud de Manchester) sur la mort par empoisonnement du sang d'une jeune femme dont le nez avait été piqué par l'épingle du chapeau d'une autre dame. le juge exprima le voeu de voir les dames protéger la pointe des épingles par un petit bouclier et suggéra le vote d'une législation sévère dans le genre de celles qui ont été édictées à Hambourg et en Amérique".


Quelques mois plus tôt, un autre empoisonnement du à une blessure causée par une épingle à chapeau avait, quant à elle, mené à une amputation, comme nous l'apprend le "Journal de Bruxelles" du 30 aout 1912: 

"Un contrôleur des tramways de Berlin a dernièrement été blessé au poignet par une de ces redoutables épingles à chapeau. Un empoisonnement du sang s'en est suivi et le membre a du être amputé. Le préfet de police vient, en conséquence, d'engager les compagnies de tramway à se montrer extrêmement sévères et à refuser impitoyablement l'accès des voitures aux dames dont la coiffure se hérisse de ces pointes meurtrières."


La presse insiste et conseille même les hommes politiques qui la lisent, comme en témoigne cet extrait du "Vingtième Siècle" du 7 novembre 1912:

"Nous signalons une mesure qui a été prise dans une ville étrangère et que l'on pourrait peut-être imiter ici. Les conducteurs de tramways y sont munis de protège-pointes à délivrer moyennant un léger supplément aux voyageuses qui en sont dépourvues. On ne trouve pas cela si ridicule."



Le monde politique finit par réagir à la "menace" que représentent ces épingles. On lit ainsi, dans le "Journal de Charleroi" du 2 décembre 1912 que: 

"Hier matin, des affichettes jaunes ont été apposées dans tous les trams d'Anvers. Elles portent: "Conformément aux instructions du Collège des Bourgmestre et Echevins et aux dispositions de l'article 13 de l'arrêté royal du 2 décembre 1902, l'accès aux voitures est interdit aux personnes dont les épingles à chapeau sont dépourvues du couvre-pointe."


La réaction des lecteurs est immédiate. Ainsi, trois jours plus tard, le "Journal de Bruxelles" du 5 décembre 1912 publie le billet suivant, reçu d'une lectrice: 
"Que l'on interdise l'accès des voitures de tramway aux dames dont les épingles à chapeau ne sont pas garnies de protège-pointe, soit. Mais alors, qu'on prenne aussi des mesures contre les messieurs qui, ayant pris place sur la plate forme des tramways, font courir danger de brûlure au visage de leurs voisins et des personnes qui ont a passer par la plateforme des tramways, en tenant au bec un énorme cigare incandescent fiché au bout d'un interminable fume-cigare". 
Le journaliste ajoute: "Il est de fait que c'est presque aussi dangereux que les épingles à chapeau."



La mesure prise par la ville d'Anvers fait (un court) débat au conseil communal de Bruxelles en décembre 1912. Le bourgmestre ne souhaite pas prendre un décision unilatérale, et préfère se concerter avec ses collègues des faubourgs.


Les bourgmestres de l'agglomération bruxelloises s'entendent début janvier. Le Vingtième Siècle du 5 janvier 1913 publie l'avis suivant:
Le Bourgmestre de Saint-Josse-Ten-Noode vient de faire afficher l'avis suivant sur les murs de sa commune:
POLICE DES TRAMWAYS
Pour répondre à de nombreuses réclamations, le Bourgmestre signale à l'attention du public l'article 13 de l'arrêté royal du 2 décembre 1902 sur la police des tramways, interdisant de monter dans les voitures avec des objets dangereux.
Parmi ceux-ci, il faut ranger les épingles à chapeaux dont les pointes peuvent blesser les voyageurs.
Les dames qui emploient ce dangereux article de toilette, sans user d'un couvre pointe, s'exposent à des poursuites judiciaires.

Le même avis est pris à Molenbeek le 15 janvier, à Schaerbeek le 18  et à Saint-Gilles le 20 janvier. Le même jour, l'avis interdisant de voyager "épingles non couvertes" est émis par les tramways Bruxellois.





Le 24 janvier 1913, les Tramways Bruxellois adressent le courrier suivant au Bourgmestre de Saint-Gilles:
"Nous avons l'honneur de vous faire savoir que des affichettes annonçant au public les arrêtés pris par les Bourgmestres de l'agglomération bruxelloise, au sujet du port des épingles à cheveux dans les tramways, ont été placées dans toutes les voitures de la Compagnie depuis le 23 janvier."


La Société Générale de Chemins de fer Economiques réagit également, et adresse au Bourgmestre de Saint-Gilles le courrier suivant, daté du 27 janvier 1913:
"Nous avons l'honneur de vous faire connaitre que notre personnel a reçu des instructions, en vue de veiller à la disparition des abus signalés au sujet des épingles à chapeaux pouvant blesser les voyageurs. Nous comptons que, de votre côté, vous donnerez des instructions à votre police, afin que, à partir de la prochaine mise en exploitation de notre ligne Bourse - Place Van Meenen, elle puisse aider nos agents à faire respecter, le cas échéant, l'application du règlement de police des tramways, dans le sens indiqué ci-dessus."


Le bourgmestre donne, en effet, des instructions à sa police, qui fait le rapport suivant en date du 28 janvier 1913: 
"Nous avons l'honneur de porter à votre connaissance que nous avons constaté qu'à quelques rares exceptions, toutes les voitures des Tramways Bruxellois sont pourvus d'avis concernant les protèges-pointes pour les épingles à chapeau des dames. Par contre, dans les voitures du tramway de l'Espinette, il n'y a aucun avis et le personnel de la Société Nationale des chemins de fer vicinaux ignore la décision prise par le bourgmestre."


La Société Nationale des chemins de fer vicinaux va visiblement être rappelée rapidement à l'ordre, vu qu'elle émet l'avis suivant le 1er février 1913:
Ligne de la Petite Espinette.
AVIS
MM. les Bourgmestre de l'agglomération bruxelloise ont décidé que les épingles à chapeau non-munies de protège-pointe, devaient être rangées parmi les objets dangereux visés par l'article 11 §12 de l'arrêté royal du 12 février 1893 qui en défend l'introduction dans les voitures.
La direction prie les voyageurs de se conformer à cette décision.


La police de Saint-Gilles n'en reste pas là et poursuit ses investigations, comme en témoigne ce rapport du 6 février 1913:
Nous avons l'honneur de vous faire connaitre que, suite à la mission que vous nous avez confiée et relative au port des épingles à chapeaux sur les tramways, environ 70% des dames sont déjà en possession des couvre-pointes.

Les communications de l'arrêté de Monsieur le Bourgmestre, sauf de très rares exceptions, sont bien reçue des intéressées.

Toutes les voitures des tramways Bruxellois contient un avis dans le sens de l'arrêté précité. Beaucoup de receveurs de cette compagnie font déjà observer cette défense, d'autres n'y tiennent aucun compte.

En ce qui concerne les tramways de la Petite Espinette, aucun avis n'est encore affiché dans leurs voitures et les receveurs n'ont reçu aucune instruction dans le sens indiqué plus haut.

Pour terminer, nous nous permettons de vous faire remarquer que, le dimanche surtout, on éprouvera encore quelque difficulté pour l'application de l'arrêté, beaucoup de servantes l'ignorant encore.


Tant d'agitation pour pas grand-chose, somme toute. Nous laisserons le mot de la fin à ce lecteur du journal "Le Soir", dont le courrier y est publié le 27 mars 1913. On notera que ce billet est le dernier qui mentionne, dans l'ancienne presse belge, la problématique des épingles à chapeau "meurtrières".
La sage mesure prise au sujet du port des épingles à chapeau dans les tramways a produit un excellent résultat chacun a pu le constater. Il a été obtenu en partie par la bonne volonté des dames, mais surtout par le zèle qu'ont mis les receveurs à faire respecter le nouveau règlement.

Ce beau succès pourrait-il les engager à montrer le même zèle pour faire respecter un autre règlement, de date plus ancienne, interdisant de cracher dans les voitures, comme se permettent encore de le faire certains gentlemen, en dépit de toutes convenances et sans souci de la salubrité publique.

Par la même occasion, on pourrait aussi engager une autre catégorie de beaux messieurs à ne pas monter en voiture en tenant leur canne ou leur parapluie sous le bras, au risque d'éborgner les personnes qui les suivent.


Je tiens à préciser que j'ai retranscrit l'intégralité des articles de presse que j'ai retrouvé qui relataient des blessures, des yeux percés ou des décès. Donc, faute de statistiques sur le nombre exact d'accidents réels, j'en déduis que la probabilité de mourir, voir d'être blessé, par une épingle à chapeau était quand même infime, voir quasi nul. Cet article illustre donc la toute la différence entre le risque réel et le risque perçu.

Bon weekend et à bientôt,

Callisto

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