L'Affaire Philippart - Procès pour prévention d’escroquerie lors de l'émission des actions des Tramways Bruxellois - 1877 (3/7)
Partie 3: Le procès
TRIBUNAL CORRECTIONNEL (6ème Chambre) – Audience du 2 août – Présidence de M. Khnopff
AFFAIRE PHILIPPART
Prévention d’escroquerie du chef de l’émission des actions privilégiées des Tramways Bruxellois.
L’audience s’ouvre à 10 heures.
Le tribunal est composé de MM. Khnopff, juge faisant fonctions de président, Stinglhamber et de Foulon, assesseurs. Le siège du Ministère public est occupé par M. Janssens, substitut du Procureur du Roi. M. Lambert remplit les fonctions de greffier.
M. Philippart est au banc des prévenus. Il a pour avocats Maîtres Albert Picard, Edmond Picard et Gheude.
M. Philippart, Simon, 51 ans, propriétaire à Saint-Gilles, Bruxelles, répond aux questions relatives à son identité. On fait appeler les témoins cités par le Ministère public ; ils sont au nombre de 61 parmi lesquels figurent M. Vaucamps et un grand nombre d’agents de change bruxellois.
Aux termes de la citation, M. Philippart est prévenu d’avoir à Bruxelles ou ailleurs en Belgique en novembre et décembre 1874, et en 1875, dans le but de s’approprier des choses appartenant à autrui, en employant des manœuvres frauduleuses, pour persuader l’existence d’un crédit imaginaire ou pour abuser autrement de la crédulité, spécialement, par la publication faite de mauvaise foi de faits faux, obtenu ou tout au moins tenté d’obtenir des souscriptions ou des versements à ou sur des actions privilégiées de la Société anonyme « Les Tramways Bruxellois » soit en exécutant ce délit, soit en coopérant directement à son exécution ou en prêtant, par un fait quelconque pour son exécution une aide telle que sans son aide il n’eût pas été commis.
M. JANSSENS, substitut du Procureur du Roi – Messieurs, je crois utile de vous rappeler d’abord la disposition pénale dont j’aurai à requérir l’application : l’article 132 de la loi du 18 mai 1873 sur les sociétés anonymes.
Philippart est prévenu d’avoir tenté d’obtenir par la publication de faits faux, des souscriptions ou des versements sur les actions privilégiées des Tramways Bruxellois. L’article 132 a pour but de réprimer la fraude dans l’exploitation des sociétés anonymes. La création de ces sociétés a été rendue libre, et c’est pourquoi le gouvernement a voulu garantir la loyauté des opérations.
M. le substitut donne lecture d’un extrait du discours prononcé par M. Pirmez à la Chambre.
Vous saisissez l’idée qui a présidé à l’élaboration de la loi sur les sociétés anonymes, ajoute l’organe du Ministère public. Les formalités nécessaires pour la constitution de ces sociétés sont soigneusement formulées dans la loi.
Philippart ayant racheté pour 2.200.000 francs la ligne Morris (ligne du Bois), MM. Dansaert et Moselli offrirent à M. Vaucamps de céder son réseau à Philippart. Celui-ci, qui ne voulait pas vendre, demanda d’abord 10 millions, puis s’arrêta à 8.500.000 francs. Dansaert et Moselli vinrent trouver Philippart et lui proposèrent l’affaire. Philippart consenti, à condition que l’on garantirait 5 p.c. sur l’exploitation.
L’affaire se conclut plus tard.
MM. Dansaert et Moselli reçurent chacun une commission de 50.000 francs. Il en fut de même de Montefiore, qui était intervenu.
L’affaire faite, il s’agissait d’obtenir de l’argent. M. Philippart parvint à acheter l’affaire sans la payer, et il l’a revendue en se faisant payer.
Philippart était parvenu à s’emparer de l’administration de la Banque Belge. Il vint dire à cet établissement : vous allez avancer les fonds nécessaires pour payer les tramways. Vous recevrez des actions en échange, et vous vous en débarrasserez au moyen d’une souscription publique qui vous fera rentrer dans vos avances.
C’est alors que l’acte constitutif de la société anonyme des Tramways Bruxellois a été constitué devant le notaire Van Halteren, de Bruxelles, au capital de 15 millions de francs divisé en trois catégories d’actions.
L’affaire avant été cédée à la Banque Belge pour le prix de 12.000.000 de francs qui furent divisés en 40.000 actions privilégiées.
Il y avait en outre 10.000 actions ordinaires.
Les actions de dividende formaient la 3ème catégorie de titres.
Les actions ordinaires ne recevaient d’intérêts qu’après que les actions privilégiées avaient touché 15 francs. Celles-ci prenaient encore 20 p.c. sur le surplus des bénéfices. Les actions de dividende venaient en 3ème ordre.
M. le substitut fait connaître les apports faits à la société anonyme des Tramways Bruxellois.
Il lit ensuite les lettres adressées par la Banque Belge à M. Philippart.
Les conventions avec la Banque belge, dit l’orateur, étaient bonnes pour le cas où l’affaire eût marché. Mais il n’en fut pas ainsi, et la Banque belge fut forcée de reprendre les titres dont le public n’avait pas voulu.
Un premier syndicat s’est formé entre les Tramways et la Banque belge, qui avait cette position privilégiée, à savoir que l’on offrait d’abord au public les actions privilégiées qu’elle avait reçues.
Ce syndicat s’est ensuite subdivisé : la Banque a offert à un certain nombre de personne de rentrer dans l’affaire.
Quand il s’est agi d’écouler les actions, des agents de change se sont dit que la Banque belge soutiendrait forcément les cours et qu’ils pourraient l’obliger à racheter leurs titres. C’est là du tripotage et il est bon, dit le ministère public, que l’on connaisse ces manœuvres.
La société une fois constituée, le public apprit bientôt que l’affaire n’allait pas et que les intérêts ne seraient pas payés. On fit à la Banque Belge un procès qui s’est plaidé avec assez de fracas. Il s’est terminé par la menace faite par un avocat d’adresser une plainte au procureur du Roi.
Le lendemain, Philippart faisait offrir aux souscripteurs de les désintéresser et de rembourser le capital et les intérêts.
Le point principal de la prévention, c’est la fabrication, en 1875, d’une notice destinée à tromper le public sur la situation des tramways et à lui faire croire que le bénéfice était assuré.
Dans cette notice, il est parlé d’un capital disponible. Or, en termes de banque, on appelle un capital disponible un capital qui n’existe pas, mais qu’à tout moment, on est en droit de demander en vertu des statuts. Le public ignore ce détail.
Le paragraphe relatif aux recettes brutes est rédigé d’une façon ambigüe et doit encore abuser le lecteur sur le chiffre des recettes.
Enfin, la notice présente le revenu donnant 9,50% du capital à garantir. C’était un mensonge flagrant, d’après l’organe du Ministère public. Dans l’esprit de M. Philippart, dit-il, la situation n’était point telle en 1874, mais en 1875 elle eût pu l’être sans diverses causes imprévues qui ont nui à l’exploitation des tramways.
Quand M. Joris alla proposer à M. Vaucamps, de la part de M. Philippart, le rachat de ses lignes de tramways, celui-ci fit carrément ses conditions. Il réalisait en 1874 une moyenne de 100.000 francs de bénéfices par mois. C’est sur cette donnée que Philippart proposa à la Banque Belge la négociation dont il est parlé plus haut. Toutefois, M. Marsillon fut avant tout chargé d’une vérification. Il évaluait les recettes brutes des tramways Vaucamps à 600.000 francs seulement et les recettes annuelles à 400.000 francs environ. Le réseau valait en décembre 16.000.000 d’après M. Marsillon.
L’affaire fut discutée aux Bassins Houillers où eut lieu une conférence. Là on s’aperçut que Dansaert et Moselli n’avaient pas fait connaître les vraies intentions de Philippart à Vaucamps. Celui-ci menaçait de rompre la négociation, mais sur l’intervention de MM. Dansaert et Moselli, Vaucamps consentit à rabattre ses prétentions et à conclure la vente pour 8.200.000 francs.
M. le substitut du Procureur du Roi accuse le prévenu d’avoir trompé la banque Belge et le public sur le chiffre des bénéfices des Tramways Bruxellois. Philippart, il est vrai, nie avoir pris aucune part à la confection de la notice incriminée, mais devant M. le juge d’instruction, il a dit voir vu les premiers exemplaires tirés et fait corriger quelques erreurs qui s’y trouvaient.
AUDITION DES TEMOINS
De Laveleye, Georges, rue de Stassart à Ixelles, a rédigé la notice des Tramways Bruxellois. Il l’a faite dans la forme habituelle. Il a écrit un projet qui a été modifié plusieurs fois.
M. Le Président. De qui teniez-vous le chiffre des recettes brutes ? – Réponse : de M. Philippart et de plusieurs autres.
D – A quelle époque aurait été tirée la première épreuve ?
R – le 18 ou le 20 décembre.
M. Philippart – N’a-t-il pas fallu un bon à tirer pour qu’on ait tiré 1.900 exemplaires de la notice incriminée ?
R – Je crois que le texte de la notice était alors considéré comme définitif, sauf rectification.
Maitre A. Picard : Aurait-on envoyé de ces exemplaires à des agents de change, si la rédaction de la notice n’était pas définitive ?
R – Non, à moins qu’on ne le fit à titre confidentiel.
M. le Substitut : N’est-il pas possible que M. Philippart, vu l’urgence, ait approuvé la première rédaction à titre provisoire ?
R – c’est possible
M. le Président : Quand M. Philippart vous a donné les chiffres des recettes des tramways, vous a-t-il fourni des détails ?
R – non
D. Vous a-t-il parlé de la vérification Marsillon ?
R – non
D – Comment avez-vous apprécié le chiffre ?
R – J’ai cru que ce n’était pas le chiffre définitif des recettes encaissées. J’ai compris que c’était un chiffre dont on pouvait compter sur l’avenir.
D – Pouviez-vous garantir le revenu de 15 francs par action privilégiées ?
R – Je considérais ce revenu comme certain.
Maitre A. Picard : ce n’est pas le langage des affaires.
M. le Président : Nous sommes ici sur un autre terrain.
Maitre A. Picard : Le prospectus dit que l’on a examiné certaines recettes mensuelles, mais non pas toutes celles de l’année.
Le témoin : La notice ne dit pas que l’on eût encaissé une recette de 1.800.000 francs, mais que cette recette était certaine.
M. le Substitut : Pourquoi alors n’avez-vous pas précisé et dit « quelques relevés mensuels » et « recette probable » ?
R – Je n’avais en vue que de faire connaître l’allure des affaires.
Maitre Ed. Picard : Les faits que vous mentionnez comme devant exercer une influence sur les recettes, devaient-ils les augmenter ou les diminuer, dans votre pensée ?
R – Ils devaient les augmenter. C’était ma première impression, elle a été modifiée par d’autres personnes.
M. le Substitut : Pourquoi avez-vous supprimé, dans le projet de notice, le chiffre des recettes annuelles ? Était-ce sur une indication de M. Philippart ?
R – Je l’ai supprimée parce qu’il était inutile et compliquait la rédaction.
D – Avez-vous été en relations suivies aux Philippart pour cette notice ?
R – Non. Je crois ne l’avoir vu qu’une fois ou deux à l’origine.
Maitre Ed. Picard : Que vous a dit M. Philippart en indiquant le chiffre de 1.800.000 francs ?
R – Ce chiffre était la base de l’affaire : 1.800.000 francs de produit brut, 600.000 francs de produit net.
Vaucamps, Charles, 40 ans, industriel à Huysinghem à Londerzeel. Le témoin a vendu son réseau à M. Philippart par l’intermédiaire des agents de change Moselli et Dansaert. L’affaire s’est négociée au Bassins Houillers du Hainaut, dans des réunions. Des propositions avaient été faites d’abord par MM. Dansaert et Moselli. J’ai d’abord demandé 10 millions dit-il, puis j’ai fait une concession : je me contentais de 8.500.000 francs.
M. Philippart voulait traiter l’affaire sur un calcul de 5 p.c. de bénéfices. Sur mes observations, il a décidé que M. Marsillon examinerait mes libres. Celui-ci est venu chez moi avec M. Joris, et je lui ai fait voir les frais d’exploitation et les recettes du mois d’octobre que je considérais comme une moyenne. Je lui ai exposé aussi les bénéfices probables pour l’avenir et les améliorations possibles.
M. Marsillon a fait ses calculs d’après 4 mois de recette.
Dans une seconde réunion, on a trouvé trop élevé le prix de 8.500.000 francs. M. Marsillon avait fait toutes sortes d’objections. D’acheteur à vendeur, on marchande.
Je considérais l’affaire comme rompue, quand après de nouvelles négociations, j’ai consenti à une nouvelle diminution de 300.000 francs. L’affaire a été conclue pour 8.200.000 francs.
M. le Président : M. Philippart faisait-il une bonne affaire ?
R – Certainement.
Maitre Ed. Picard : Quelle devait être la recette présumée du mois de janvier 1875 ?
R – 100.000 francs par mois.
D – Combien cela devait-il donner de bénéfice net ?
R – Je ne suis pas à même de le dire.
Gaudron, Louis, employé à Schaerbeek. Le témoin est comptable chez M. Vaucamps. Il évalue les recettes brutes de l’année 1874 à 1.050.000 francs environ. Le coefficient était de 63 p.c.
M. le Président : Peut-on exploiter avec un coefficient de 63 p.c. au minimum ?
R – oui.
M. le Substitut : Les recettes, à ce moment-là, permettaient-elles de promettre une augmentation de recettes ?
R – oui
Willems, Joseph, Ingénieur à Schaerbeek. Le témoin a été employé dans les concessions Vaucamps. Le matériel des tramways était entretenu avec beaucoup d’économie, mais très convenablement.
D – Quelle était la valeur du réseau ?
R – Je ne pourrais pas le dire. Je ne m’occupais que des voies. L’exploitation est très variable ; je crois que le coefficient peut être évalué à 70 ou 75 p.c. pour l’année 1873.
Dansaert, Eugène, sans profession, à Bruxelles. A été l’intermédiaire entre MM. Philippart et Vaucamps. Celui-ci avait fait les premières avances. J’en parlai à M. Moselli, dit-il, et nous fîmes une démarche après de M. Vaucamps, qui nous reçut d’abord assez mal, mais qui nous accorda l’option pour 10 millions.
Le témoin confirme les détails que l’on a lus plus haut : M. Vaucamps a rabattu ses prétentions et finalement l’affaire a été conclue pour 8.200.000 francs. J’avais traité pour ce prix, dit-il, et M. Philippart a approuvé le prix que j’avais fait.
M. le Substitut : Cette diminution de prix de 300.000 francs, n’était-elle pas accordée parce que M. Vaucamps comptait être payé en argent au lieu de l’être en actions de dividende des Tramways, comme c’était convenu d’abord ?
R – Je ne saurais le dire.
M. Philippart : C’était le résultat d’un marchandage, voilà tout.
Moselli, agent de change à Bruxelles, confirme la déposition précédente. MM. Philippart et Dansaert d’une part et Vaucamps de l’autre, ont marchandé. On a conclu l’affaire pour 8.200.000 francs.
Marsillon, ingénieur civil à Paris, a été chargé par M. Philippart de constater le bénéfice des tramways Vaucamps pendant l’année 1874.
La comptabilité m’eût éclairé sur les dépenses, dit-il, mais M. Vaucamps s’est énergiquement refusé à me laisser voir ses livres. Il avait l’air de considérer ma mission comme inutile.
J’ai fini par évaluer, à l’aide d’autres éléments, le bénéfice pour 1874 à 400.000 francs. De là, débat entre M. Vaucamps et moi. Il prétendait qu’il ne fallait se baser que sur les mois où exploitation avait été normale. Et il indiquait 480.000 francs pour le bénéfice annuel.
J’évaluais la valeur du réseau à 6.000.000 de francs. L’exploitation avait été bien faite par M. Vaucamps.
J’ai dit à M. Philippart que, d’après moi, le prix demandé par M. Vaucamps était trop élevé.
Maitre Ed. Picard : Y a-t-il quelque chose d’exagéré dans les chiffres de la notice de M. Philippart ?
R – le chiffre de 1.800.000 francs de recettes brutes pour une année normale est exact d’après moi.
Lucien André, employé à l’administration des chemins de fer, donne des renseignements sur la façon dont la notice a été faite. Il ignore si M. Philippart a eu communication du projet ou des épreuves.
M. Philippart reconnait avoir eu la notice sous les yeux le 25 décembre, jour où le prospectus a été répandu dans le public.
Le témoin s’est trouvé à la réunion qui a eu lieu au local des Bassins Houillers pour la négociation relative à la reprise par M. Philippart du réseau des tramways Vaucamps. C’étaient les recettes probables quand certains obstacles à l’exploitation disparaitraient et que certaines améliorations se réaliseraient.
Nous n’acceptions pas le chiffre de M. Vaucamps dit le témoin. Mais après une assez longue et assez vive discussion, les parties ont fini par se mettre d’accord sur le prix de vente de 8.200.000 francs.
Ruyters, Victor, avocat à Bruxelles, était secrétaire de la Banque Belge à l’époque de la constitution de la société anonyme des Tramways Bruxellois. Il ignore comment s’est faite la notice, mais il lui parait probable que M. Philippart a dû avoir connaissance de ce prospectus.
Il n’a jamais été question à la Banque Belge de faire « mousser » l’affaire : on la considérait comme bonne.
Romedenne, Edouard, changeur à Liège, a été sollicité de prendre participation dans l’affaire.
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