La suite des aventures du jeune Omer ^^
Du 1.10.1895 au 31.12.1895, je ne
touchai aucun salaire. Comme je l'ai dit, au début, la Direction de Bruxelles
n'avait pas donné son pour l'engagement d'un employé. Mon chef jugeant que je
rendais déjà des services décida de me donner quelque chose. Il entrait, chaque
année, à
l'atelier une série de gamins, la plupart fils
d'ouvriers de la Société, à partir de 11 ans déjà, pour apprendre un métier.
Chacun restait en apprentissage 3, 4, 5 ans ou plus suivant son habileté. Dès
que l'apprenti commençait à faire quelque chose ⁃
généralement
après un an ⁃
ou bien si le père rouspétait,
il était inscrit sur la liste des salariés et touchait 2 ou 3 centimes à l'heure.
J'obtins, en janvier 1896, en raison de mon âge, de mes études et de mon
travail, 0,10 francs à l'heure. J'étais inscrit comme les ouvriers pour 10h.de
travail, alors que je n'en faisais que 83 h. J'étais le plus heureux des
gamins. Ramener 1 franc par jour à ma mère, alors qu'elle nous avait élevés
tous les 4 en allant à la journée faire 10 h.de travail pour UN franc. Elle
était restée veuve avec 4 enfants de 16, 14, 11 et 9 ans !
Les 3 employés étaient au bureau,
consciencieux, honnêtes et familiers, rarement absents toujours à l'heure, sauf
la petite licence de midi ils prenaient tous les trois leur fonction à cœur. Le
bureau d'ailleurs était calme. les visites étaient rares. Le Directeur
n'apparaissait pas. C'était trop bas pour lui. Parfois le chef d'atelier, frère
du comptable, plus souvent l'agent réceptionnaire. Le téléphone n'existait pas,
sauf un porte-voix en communication avec le Directeur et un second avec le
magasin. La plus grande tranquillité régnait dans le bureau. Les seuls bruits
étaient le passage des trains de la ligne Bruxelles-Paris en dessous de nos
fenêtres. Les travaux de la grosse chaudronnerie qui duraient parfois plusieurs
jours étaient plus agaçants. C'est dans cette ambiance que j'ai grandi au propre
et au figuré. De 1,54 m à l'entrée, je mesurais 1,63 à ma sortie Je m'y suis
formé entièrement à la vie de bureau: régularité dans les heures d'entrée,
rapports courtois avec les collègues, serviabilité poussée à l'excès, travail
consciencieux et expéditif, respect et crainte du chef, ce qui faisait dire à
DUMOULIN que je pouvais me présenter partout avec assurance et que je ferais
mon chemin. A la sortie du bureau à 6 h. le village était calme et la soirée
encore plus. Il n'y avait ni théâtre re ni cinéma il n'existait pas encore ni plaine de jeux, ni société de gymnastique. Le football était encore dans la nuit des temps. Le vélo existait à peine. C'est le pharmacien DRUART qui vint, un
des premiers, s'entrainer sur le boulevard de la Senne, ancien chemin de fer
Zamann, reliant les Carrières de Quenast au canal de Charleroi, qui se prêtait
très bien à cet exercice. L'été, une section de balle-pelote avait de la vogue,
l'hiver le cercle dramatique la Renaissance avait du succès. Le cercle musical
libéral, la société de musique la mieux douée, rappelait aux Tubiziens son existence,
le dimanche de la kermesse, par l'organisation d'un grand concert dans le
centre de la commune. Il n'y avait ni banque, ni agent de change, l'argent
était rare. Quel contraste avec le présent! Pas de magasin Delhaize, pas de
marchands de fruits ou de légumes de quelque importance. Tubize avait conservé
son caractère rural, malgré les 6.000 à 7.000 habitants de ce centre industriel.
Quatre cafés-billard de belle allure: à la gare, WAROCQUIER – grand place, la
Boule d’Or et DALOZE - rue de Mons, LEDUCQ le local libéral. Ni brasseries, ni
bodéga. Les demis et la bière en bouteille n'existaient pas, l'apéro non plus.
C'était le régime de la chope et du petit verre, la vie au café était monotone.
Chaque famille avait son jardin grand ou petit. Il était entretenu, en été, à la fin de la
journée ou le dimanche matin. Aussi, rien d'étonnant que l'on se permit au
bureau de petites licences de temps en temps.
Chaque mercredi le Directeur se
rendait à la bourse industrielle à Bruxelles. Il quittait Tubize par le train
de 10 h.et demi ou de 12h et demi, pour rentrer dans la soirée. En tout cas le
lendemain matin, il était toujours au poste. Nous étions tranquilles
l'après-midi, mais il fallait être sûr de son départ Quelques semaines après
mon arrivée. on me fit faire le guet. Le Directeur habitait la grosse maison au
coin du passage à niveau de la Bruyère. Une sortie donnait directement sur la
cour de l'usine, une autre sur la route communale. C'est par cette dernière
qu'il se rendait à la gare, en empruntant la route des véhicules conduisant à
la gare aux marchandises. Il fallait sortir de l'usine, faire une fausse
commission à la fonderie SOUMILLON, toute proche. Dès que le train était passé,
le Directeur aperçu ou non, je rentrais au bureau. S'il avait pas été aperçu,
je devais recommencer le même jeu du côté de la cour, cette fois vers deux
heure et demi. Il faisait, chaque jour, sa seconde tournée dans l'usine à ce
moment. J'allais, je venais, je tournais autour du magasin; après dix minutes
je rentrais au bureau, le Directeur vu ou non. Voilà à quoi on me faisait
passer mon temps. Il est vrai que je ne coûtais pas cher Quand on était certain
de son départ, l'ouvrier de course de l'usine se rendait vers 4h. chez
BAESBERG, le café de la rue de l'industrie, proche de l'usine, réputé pour son
lambic au tonneau. Il y avait un second café vendant le lambic, c'était celui
de la veuve LEMAIRE, mais il était distant. L'ouvrier était porteur d'une cruche
à eau toujours le même et rentrait assez vite avec quelques litres de la
précieuse boisson, à 0,30 francs le litre. Ce n'était pas une ruine, puisqu'on
était quatre pour payer les frais Je n'étais pas le quatrième, c'était M.
TISTOUT, le chef du bureau de dessin. Moi, j'étais le petit domestique, dès le
matin déjà, je rinçais les verres, servais et trinquais à l'œil, tout cela
d'accord avec mon chef. J'étais toujours le petit et j'étais très heureux de
pouvoir participer à pacifique et modeste agrément. J'avais de la joie à
constater ce l'extrême plaisir je dirai même le régal de ces quatre pères dont
deux chargés de familles nombreuses, DUMOULIN & TISTOUT. Ils buvaient d'un
si bon cœur qu'on aurait dit qu'ils en avaient été privés depuis longtemps Tout
cela, malgré l'absence du Directeur se faisait dans le plus grand secret. Les 5
verres étaient placés sur une planche de la grande armoire en retrait, se
trouvant dans le prolongement du grand classeur, du côté opposé à 1a porte
d'entrée A la moindre alerte, je refermais la double porte et in vu, ni connu.
Quand l'ouvrier rentrait, M. TISTOUT était appelé discrètement par la baie de
service, communiquant avec le bureau de dessin. Il était toujours présent car
il attendait cet appel. Il faisait tout pour ne pas rater l'occasion, il en
aurait fait une maladie. Quand il entrait dans notre bureau, il avait le
sourire du bon vivant qu'il toujours été et pour léchait déjà les babines.
La cruche ne se vidait pas d'un
trait. C'était le petit verre, à 3 cens qui était toujours employé. On
recommençait toutes les demi-heures. TISTOUT revenait automatiquement.
C'était-une belle après-midi. Pour moi d'abord, pas de courrier signé, nulle
expédition à faire. Ensuite je n'avais jamais mis les pieds dans un café. Je
connaissais cette bière parce qu'elle avait une grande vogue à Hal où j'avais
été de nombreuses années à l'école. Aussi, je ne buvais pas goulûment. J'étais
même très réservé. Mais quel plaisir j'avais à voir mes quatre bons hommes se
pourlécher. On aurait dit des enfants à la kermesse. Aussi ne rataient-ils
jamais un mercredi, c'était presque un drame quand le Directeur ne partait pas.
Pour rien au monde mon chef n'aurait rompu la consigne.