A l'automne 1854, Alphonse Loubat, inventeur en 1853 du rail à ornière qui permet l'essor du chemin de fer américain aux USA et à travers le monde (notamment à Paris où il est concessionnaire d'une ligne), demande au Ministre (belge) des Travaux publics, par l'intermédiaire de Paul Boucquié-Lefebvre, la concession (pour 90 ans) d'un chemin de fer de Bruxelles à Laeken.
Son intention initiale est de relier, grâce à un chemin de fer tiré par des chevaux, la place du Samedi et le pied de la Montagne du Tonnerre (ancienne colline nivelée entre 1876 et 1880 lors
de l'aménagement du Parc de Laeken, correspondant à l'actuel emplacement
du mémorial de Léopold Ier), par la rue de Laeken, la place et la chaussée d'Anvers, avant de passer le pont sur le canal.
Le but d'Alphonse Loubat est avant tout de transporter un plus grand nombre de personnes et de marchandises avec moins de voitures, moins de chevaux, dans de meilleures conditions, à meilleur prix et surtout, avec le moins d'accidents possible.
En plus de faire voyager des voitures-omnibus sur son chemin de fer, il prévoit également d'y accrocher, les jours de marché, des "trucs" pour le transport de marchandises, fruits et légumes.
Le tarif qu'il propose confirme cette intention:
1° Pour transport de tout individu, à toute distance, en deçà de la barrière du chemin de fer de l'Etat, 15 centimes;
2° Pour transport à toute distance, au delà de cet endroit, 30 centimes;
3° Pour transport de vivres et de marchandises pesant au plus 50 kilos, 7 centimes
4° Pour tout poids de 10 kilos et au delà de 30 kilos, 3 centimes
5° Pour transport d'un veau, d'un mouton, d'une chèvre ou d'un porc, par quantité de 5 au moins, 25 centimes. Quand il y aurait plus de 10 veaux, moutons, chèvres etc., à transporter, la taxe serait diminuée d'un quart.
6° Pour transport d'un panier ordinaire de légumes ou de fruits ou d'une brouette vide, 6 centimes;
7° Pour transport d'une brouette chargée, 25 centimes.
Les militaires en uniforme et les facteurs de la poste rurale seraient admis aux places de l'extérieur, au prix de 10 centimes pour toute distance.
Cependant, la situation est compliquée car la ville de Bruxelles a pour projet de déménager la ferme des boues en dehors de la ville, et souhaiterait donc avoir une ligne de chemin de fer, longeant la rive orientale du canal, qui lui permette de transporter ses immondices jusque Neder-Over-Heembeek. Son idée est donc de fusionner les deux projets. Elle émet donc un avis favorable au projet d'Alphonse Loubat à condition, notamment, que chaque train ne comprenne pas plus de 4 voitures et, surtout, que la ville puisse y faire circuler gratuitement, sur toute la longueur de la voie ferrée, des trains de wagons destinés au transport des boues et immondices, le tout sans indemnité ni charge, et en acceptant que la ville "copie" le système de voie ferrée inventé par Loubat entre Neder-Over-Heembeek et l'embranchement sur le chemin de Laeken.
Évidemment, cette dernière clause pose problème à Alphonse Loubat. Dans un courrier daté du 8 novembre 1854, il propose l'alternative suivante: "la construction, en un mois de temps, du 1er mai au 1er juin, de la ligne entière, avec l'embranchement de Laeken, de la place du Samedi à Neder-Over-Heembeek, en traitant à forfait pour le transport journalier de tous les immondices."
Cette proposition est refusée par la Ville de Bruxelles: elle n'envisage de transporter ses immondices par chemin de fer que dans le cas où la navigation fluviale serait interrompue. D'autant plus que la navigation fluviale est meilleur marché: deux chevaux trainent un bateau qui représente l'équivalent de trois ou quatre trains de chemin de fer.
Loubat accepte alors, à regrets, un système de libre-parcours sur la partie unique de la concession comprise entre le pont de Laeken et Neder-Over-Heembeek, mais refuse de céder gratuitement son rail breveté pour d'autres tronçons de chemin de fer à construire par la ville. Il faut dire qu'il espère tirer un avantage de la ligne vers Neder-Over-Heembeek, qui pourrait être prolongée de quelques centaines de mètres afin d'aboutir vers les usines Cappellemans (fabrique de produits chimiques), Story (fabrique d'indiennes - repris par les poêleries Godin) et Hamoir, où il y a des marchandises à transporter. Il prévoit même la prolongation du chemin de fer jusqu'à Vilvoorde.
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Illustration issue du livre "Tramways - Construction et exploitation" de D. Kinnear Clark, Paris, 1880 |
La concession demandée par Alphonse Loubat lui est finalement accordée par un arrêté royal du 28 juin 1856, qui dispose que:
Vu la demande du sieur Bouquié-Lefebvre, agissant au nom du sieur Loubat (Alphonse), domicilié à Paris, tendante à obtenir l'autorisation de placer des voies ferrées et d'établir un service de voitures pour le transport exclusif des marchandises, sur une partie de la chaussée de Bruxelles à Anvers;
Vu les avis des administrations communales de Bruxelles, de Molenbeek-Saint-Jean et de Laeken en faveur de cette demande;
Sur proposition de notre Ministre des Travaux publics,
Nous avons arrêté et arrêtons:
Article unique. Le sieur Loubat Alphonse, domicilié à Paris, est autorisé à placer au niveau de la route de l'Etat de Bruxelles à Anvers, depuis le débouché de la rue du Pont-Neuf à Bruxelles, dans la rue de Laeken, jusqu'au pont dit "de Laeken", des voies ferrées, et à y établir, pour le transport exclusif des marchandises, un service de voitures à traîner par des chevaux, le tout aux clauses et conditions de la convention et du cahier des charges, arrêtés le 28 juin courant, entre notre Ministre des Travaux publics et le sieur Loubat, et annexés au présent arrêté.
Le cahier des charges nous apprend que ce "railway" était à voie simple. Cette voie, noyée dans le pavage ne devait ni gêner ni empêcher la circulation des voitures. Seules des voitures destinées au transport de marchandises pouvaient circuler sur le railway. Ces voitures avaient une largeur de maximum 2 mètres, et leur entrée et sortie se trouvaient aux extrémités, car il ne pouvait y avoir ni portière ni marchepied sur les côtés longitudinaux. Les trains ne pouvaient comprendre que 4 voitures au maximum et leur longueur ne pouvait excéder 15 à 16 mètres. Les deux voitures extrêmes de chaque train devaient être munies de freins. Les chevaux et le matériel roulant devaient également être soumis à la "taxe des barrières" (l'octroi).
Voyons maintenant ce que nous en dit Albert Jacquet, dans une note manuscrite:
D'après une brochure intitulée "Chemin de fer américain des Halles Centrales à Laeken", éditée par Boucquié-Lefebvre en 1871, une concession ayant pour but l'établissement d'un chemin de fer américain reliant la place du Samedi à Laeken, par la rue de Laeken et la chaussée d'Anvers, aurait été accordée par décision du Conseil Communal de Bruxelles en date du 14 novembre 1854 et par arrêté royal du 28 juin 1856, paru au Moniteur du 5 juillet suivant.
Les concessionnaires étaient Messieurs Boucquié-Lefebvre et Loubat. Ce dernier fut un des promoteurs des chemins de fer américain en Europe et construisit à Paris la ligne de la place de la Concorde à Saint-Cloud, le premier omnibus sur rail ou tramway ayant fonctionné en France.
Dès 1854, un spécimen de voie fut posé rue de Laeken, à la hauteur de la rue du Grand Hospice, et Messieurs Boucquié-Lefebvre et Loubat s'apprêtaient à construire la ligne et à commander le matériel roulant, lorsque Sa Majesté Léopold I, par l'intermédiaire de Jules Van Praet, opposa un veto formel aux projets des concessionnaires.
Par suite du décès de Monsieur Loubat, Monsieur Boucquié-Lefebvre resta seul intéressé dans l'affaire et après la mort du Roi Léopold I, il fit une démarche auprès du successeur au trône, lequel se montra favorable au projet sous certaines conditions.
En revanche, le conseil communal prononça la déchéance du concessionnaire pour non-exécution des travaux et pour retrait du cautionnement, 5 ans après la concession, et enfin pour ne pas avoir fait opposition à l'enlèvement des rails placés à titre d'essai rue de Laeken.
Dans sa brochure, Monsieur Boucquié-Lefebvre proteste contre cette décision et réfute les arguments invoqués pour déclarer sa concession caduque. Ses efforts furent vain, et il dut définitivement renoncer à ses droits en août 1871.
Ce projet est repris dans divers ouvrages relatifs à l'histoire des transports en commun bruxellois, où il est présenté comme étant le 1er projet de tramway à Bruxelles. Vu que la concession autorise uniquement le transport des marchandises, peut-on réellement parler d'un projet de transport en commun? Je vous laisse juger!
Bonne soirée,
Callisto